L’enquête nationale de pharmacovigilance de l’ANSM publiée le 30 janvier 2018 montre une"fréquence de signalement totalement inattendue" d’effets indésirables avec la nouvelle formule du LEVOTHYROX. Par
ailleurs, dans deux tiers des cas, ils surviennent sans déséquilibre thyroïdien biologique (lorsqu’un suivi
adéquat de la TSH a été effectué).
Notons également que le pic déclaratif de survenue des symptômes était en juin-juillet 2017, soit avant la crise médiatique consécutive à des témoignages d’associatifs ou de personnalités dans
les médias, ce qui relativise le poids avancé par l’ANSM d’un "effet amplificateur dû au nouveau portail de signalement et
aux réseaux sociaux" (et ce qui relativise aussi, voire invalide, l’hypothèse d’un effet nocebo).
Par ailleurs, selon les auteurs de ce rapport, ces effets indésirables ne sont pas nouveaux, propres à cette nouvelle
formule. Mais aucune explication n'est avancée pour expliquer ces effets indésirables, mêlant
signes d'hypo et d'hyperthyroïdie à bilan normal ou perturbé.
Afin de davantage explorer les conséquences de ce changement de formule et de l’arrivée consécutive d’autres médicaments à base de lévothyroxine, l’ANSM va procéder à d’autres investigations, en particulier à partir des données de l’assurance maladie (SNIIRAM).
Pour Claude Pigement, vice-président de l’ANSM interrogé le 30 janvier par le Parisien,
le fossé se creuse entre élites médicales et patients. Il faudrait donc aussi compléter ces investigations
par "la publication de l’intégralité du rapport de pharmacovigilance de 2012", à l’origine du changement de
formulation (actuellement uniquement disponible sous forme très résumée, ce qui interpelle les associations de patients).

La TSH était normale chez 67 % des personnes prenant la nouvelle formule de LEVOTHYROX et ayant effectué un signalement d'événements indésirables.
Un rapport de pharmacovigilance qui complète celui publié
en octobre 2017
La mise sur le marché de la nouvelle formule de LEVOTHYROX en mars 2017 a été accompagnée de la mise en place d'une enquête nationale de pharmacovigilance par l'ANSM.
Les premières données de cette enquête ("première enquête") ont été publiées en octobre 2017. Elles montraient
notamment une fréquence élevée des signalements
et l'apparition de signes d'hypo ou d'hyperthyroïdie malgré des dosages de TSH dans les normes attendues, ce qui intriguait les auteurs du rapport (voir notre article).
L'ANSM a donc publié le 30 janvier 2018 les données complémentaires issues de l'analyse des signalements effectués entre le 15 septembre et le 30 novembre 2017 ("deuxième
enquête").
Plus de 17 000 signalements d'effets
indésirables aux autorités
Les signalements d'effets indésirables chez les personnes prenant du LEVOTHYROX effectués sur la base nationale
de pharmacovigilance (via le portail signalement-sante.gouv.fr) se sont élevés, depuis mars 2017, à 17 310 (0,75 % des 2,3 millions d'utilisateurs de la nouvelle formule) : 5 062 dans la première enquête (fin mars – mi-septembre 2017) et12 248 dans la deuxième enquête (mi-septembre – fin novembre 2017).
Cette fréquence élevée a été qualifiée par les auteurs du rapport "d'inédite" et de "totalement
inattendue". Il faut y rajouter tout ou partie des 18 000 signalements effectués directement au laboratoire
Merck depuis mars 2018 (impossibilité de savoir si ces signalements sont des doublons, ou non, de
ceux effectués sur signalement-sante.gouv.fr).
Un pic de symptômes survenus avant la
médiatisation
Ces effets indésirables sont majoritairement survenus entre avril et septembre
2017, avec un maximum en juin et juillet, ce qui semble réduire le rôle de la médiatisation, et donc écarter aussi, au moins partiellement, le rôle éventuel
d'un effet
nocebo (perception de symptômes inhabituels suite à une rumeur, une médiatisation de tels
symptômes, ou survenant tout simplement en lisant la notice).
Par contre, la date de saisie de ces effets indésirables est majoritairement
survenue en septembre, soit après l'éclatement de la crise, comme le résume ce graphique de
l'ANSM :

En moyenne, 5 effets indésirables déclarés par
signalement
Les patients signalaient en moyenne 5 effets indésirables (de 1 à 36).
Les signalements concernaient le plus souvent des femmes (90,4 %, sachant que ce médicament est également utilisé essentiellement par des femmes), l'âge moyen était de 55 ans (plus ou moins 13 ans).
Le nombre de cas pédiatriques était de 17.
Signes généraux, neuro-psychiatriques, musculo-squelettiques… : les effets indésirables les plus souvent
signalés
Les effets indésirables rapportés aux autorités sont similaires lors de la première enquête et de la deuxième
enquête, avec une prédominance globale de (par ordre de fréquence) :
- Symptômes généraux : fatigue (9,4 % des signalements), "asthénie" (fatigue générale, déprimante.. : 3 %).
- Affectons du système nerveux : maux de tête (céphalées 6,2 %, migraine 1,1 %), perturbation de l'attention (1,2 %), amnésie (1,1 %).
- Affections psychiatriques : insomnie (4,5 %) troubles du sommeil (1,2 %), irritabilité (1,8 %), dépression (1,5 %).
- Affections musculo-squelettiques : contractures musculaires (4,2 %), douleurs musculaires (2,8 %), douleurs articulaires (2,3 %).
- Affections gastro-intestinales : nausées (2,4 %), diarrhées (1,6 %).
- Investigations (mesures cliniques ou biologiques) : prise de poids (3 %), TSH augmentée (1,7 %).
- Affections cutanées : chute de cheveux (4,7 %), sueurs profuses (1,2 %).
- Affections de l'oreille : vertiges (5,5 %), acouphènes (0,2 %).
- Affections cardiaques : palpitations (1,8 %), tachycardie (0,9 %), arythmie (0,2 %).
- Affections oculaires : troubles visuels (0,9 %)
- Affections respiratoires : dyspnée (0,8 %).
Les symptômes signalés directement au laboratoire Merck entre mars et fin novembre sont du même ordre, avec une prédominance des signes généraux, neuro-psychiatriques et musculo-squelettiques.
19 cas de décès rapportés et analysés, sans lien retrouvé
avec la nouvelle formule du LEVOTHYROX
Selon l'ANSM, pour les 19 décès enregistrés dans la base de
pharmacovigilance (malaise et décès à 85 ans, mort fœtale, insuffisance respiratoire aiguë,
suicide, etc. : détails dans lerapport complet pages 20-22), "on ne peut retenir ou exclure formellement [un lien avec la prise du] LEVOTHYROX nouvelle formule".
Dans deux tiers des signalements suffisamment documentés, la TSH était normale
1 745 déclarations d'effets indésirables comportaient des analyses biologiques suffisamment
documentées.
L'analyse de ces 1 745 déclarations montre qu'en cas de signalement de symptômes :
- 67 % (1 172 déclarations) étaient associées à une TSH normale (euthyroïdie)
- 23 % (394 déclarations) étaient associées à une TSH élevée (hypothyroïdie).
- 10 % (179 cas) étaient associés à une TSH basse (hyperthyroïdie).
Ces proportions sont conservées lorsque l'analyse s'effectuait
par tranches d'âge, ou en fonction du BMI (indice de masse corporelle).
Les symptômes sont proches que les patients aient une TSH basse, normale ou élevée,même si, logiquement, le nombre de
troubles neuro-psychiatriques et cardiaques paraît un peu plus élevé en cas d'hyperthyroïdie (cf tableau page 34 du rapport).
De même, la répartition des résultats biologiques semble similaire en fonction des indications pour
lesquelles LEVOTHYROX est utilisé.
Une discordance biologie – symptômes déjà constatée
auparavant
L'ANSM fait remarquer qu'une étude récente a déjà permis de constater la survenue de symptômes anormaux sous lévothyroxine avec une TSH
normale (Mc
Millan et al. 2016).
Une autre étude (Hennessey et al. 2010) montre
la survenue de symptômes à la fois d'hypo et
d'hyperthyroïdie chez des patients dont la TSH a varié, suite à un changement de formule (89 %) ou
non (11 %).
D'autres études ont tenté d'analyser un lien entre variations de la TSH et symptômes dépressifs, mais avec des
résultats difficiles à interpréter –populations différentes, âge, effectifs, etc.).
Reconnaissance de l'impact péjoratif possible de certains
de ces effets indésirables
Le rapport sur l'enquête de pharmacovigilance souligne "le poids [des 339 effets indésirables codés comme sévères] en termes de
gêne dans la vie quotidienne,rapportée par les patients (conduite et marche notamment)".
Des effets indésirables survenant en général rapidement, et
disparaissant souvent en cas de changement de spécialité (ce qui est possible depuis l'automne 2017)
Dans un cas sur deux, les effets indésirables sont apparus en moyenne dans un délai inférieur à 1 mois après le passage à la nouvelle formule de
LEVOTHYROX.
Les symptômes se sont améliorés dans 20 % des cas, "en particulier chez ceux ayant switché pour
une autre spécialité", ce qui "conforte l'importance de la mise à disposition [progressive]
d'alternatives thérapeutiques" depuis l'automne 2017.
Cependant les patients qui ont switché vers une autre spécialité ont pu avoir du mal à continuer leur traitement
avec la même alternative, en raison de difficultés d'approvisionnement.
"Pas d'hypothèse satisfaisante à la survenue de ces
effets"
Au terme de leur analyse, les auteurs du rapport sont
perplexes, n'ayant pas pu identifier d'éventuels patients à risques ni formuler d'hypothèse
satisfaisante à la survenue de ces effets indésirables non spécifiques, avec ou sans perturbation de la TSH, évoquant des signes d'hypo ou d'hyperthyroïdie.
De même, les auteurs ne peuvent pas identifier un lien direct entre la survenue de ces symptômes et la
composition de cette nouvelle formule de LEVOTHYROX.
Etude à l'échelle
nationale
Cette enquête sur les signalements de pharmacovigilance va être complétée par les études menées par le pôle "Epidémiologie des produits de
santé" de l'ANSM sur la base de données de l'assurance maladie (SNIIRAM), comprenant une étude
d'utilisation et une étude de risque.
Pour le vice-président de l'ANSM, le fossé se creuse entre
les élites médicales et les patients. Il faut donc aller plus loin pour expliquer ce phénomène
Comme nous l'avons vu, un nombre important d'effets indésirables a été
rapporté, sans qu'il puisse être directement imputé à un éventuel effet nocebo de la crise
médiatique de la rentrée 2017 (symptômes ressentis le plus souvent avant cette crise). Par ailleurs, ces effets indésirables peuvent mêler des signes d'hypo et
d'hyperthyroïdie, alors qu'ils surviennentle plus souvent à TSH normale.
Comme le reconnaît le rapport résumé ci-dessus, il manque une explication à ce phénomène, même s'il a probablement été aggravé par des circonstances défavorables(monopole du LEVOTHYROX en France, pas d'expérimentation pilote, communication a minima de l'ANSM et absente de Merck,
minimisation des symptômes par les pouvoirs publics, voire certains médecins, non respect des associations, crise médiatique, pétitions et actions en justice, etc.).
Claude Pigement, vice-président de l'ANSM (sans rôle
exécutif) et interrogé le 30 janvier 2018 par Le Parisien,
se dit également préoccupé par "le fossé qui se
creuse entre les affirmations d'une élite médicale et la parole des patients", qui vivent au quotidien
avec leurs symptômes, et ce alors que la loi Kouchner de 2002 et la loi Touraine de 2016 ont pourtant réaffirmé la place importante des patients.
Il considère que "puisque l'incompréhension est totale entre les pouvoirs publics et les
associations, une étude scientifique précise de ce qui s'est passé avec ce médicament devient nécessaire, et ce d'autant que 67 % des patients avaient une TSH
normale".
Publier le rapport de pharmacovigilance de 2012, repenser
la communication de l'ANSM… et des "grands professeurs"
Claude Pigement estime que la publication de l'intégralité du rapport de pharmacovigilance de
2012 est nécessaire (NDLR : ce rapport, qui a motivé l'injonction de changement de formule,
est résumé pages 15 et 16 de ce compte-rendu et n'a toujours pas été rendu public, malgré les demandes des associations de patients).
Claude Pigement reconnaît également un manque de réactivité de l'ANSM, qui "a sous-estimé la sensibilité de ce
médicament et n'a pas délivré l'information adéquate", laissant les malades "dépourvus et en colère". Il fustige les "grands professeurs" qui se sont retranchés derrière "l'effet nocebo, solution de facilité".
Source : VIDAL Par Jean-Philippe RIVIERE - Date de publication : 01 Février 2018
Jean-Philippe Rivière est médecin généraliste de formation.
Lors de remplacements en médecine libérale effectués entre 1998 et 2000, plusieurs patients lui ont montré ce
qu’ils trouvaient sur internet : des contenus et outils intéressants, mais aussi des erreurs difficilement acceptables. Cela l‘a incité à réorienter sa carrière en 2000 vers le web santé destiné
au grand public et aux professionnels de santé.
Ancien directeur médical de Doctissimo, il a rejoint VIDAL début 2013 et est responsable éditorial et
communautaire du site Vidal.fr